Introduction
Le « crochetage », ou ouverture fine de serrures à l’aide d’outils spécialisés, est souvent associé dans l’imaginaire à l’espionnage, aux cambriolages ou aux films d’espionnage. Pourtant, cette discipline a une histoire riche et multiple, qui mêle science, artisanat, sécurité et aujourd’hui pratique récréative. Dans cet article, je vous propose un voyage dans le temps, depuis les origines mécaniques de la sécurité jusqu’à l’émergence du locksport moderne, en passant par les usages clandestins et les enjeux éthiques et légaux.
Aux origines du verrou et du crochetage
Les premières serrures
Les premières serrures mécaniques remontent à plusieurs millénaires. On attribue souvent aux civilisations anciennes, comme l’Égypte, la Mésopotamie ou la Rome antique, l’invention de dispositifs de verrouillage simples.
En Égypte ancienne, on utilisait des serrures en bois basées sur un mécanisme à goupilles (pin tumbler), avec des chevilles positionnées selon une rainure pour bloquer la traverse.
Avec le temps, des matériaux plus résistants (métal, bronze, fer) et des techniques de serrurerie plus élaborées sont apparues. Les serrures à pas de goupilles, les serrures à pêne ou à goupilles modulaires sont devenues progressivement plus courantes.
Le crochetage dans les usages anciens
Le crochetage — c’est-à-dire l’ouverture d’une serrure sans casse, par manipulation interne — a sans doute coévolué avec les serrures dès leurs débuts théoriques, ou du moins dès que les mécanismes présentèrent des tolérances ou des défauts exploitables.
Dans les époques médiévale et post-médiévale, les serrures reposant sur des obstacles internes (wards) pouvaient être contournées à l’aide de clés squelettes (skeleton keys), conçues pour « passer à travers » les obstacles ou barrières internes.
Des archives judiciaires montrent que dès le XVIIᵉ siècle, on saisissait des « pick-lock keys » (clés de crochetage) parmi les outils d’accusés de cambriolage.
En France, on note qu’un voleur fut condamné au fer rouge avec les clés (ou crochets) qu’il avait employés.
L’âge d’or de la sécurité mécanique et la réponse du crochetage
Verrous « perfectionnés » et défis
Le XVIIIᵉ siècle marque l’essor des serrures complexes. En 1778, Robert Barron dépose un brevet pour un mécanisme à double détendeur (double-acting tumbler), introduisant une sécurité plus fine que les serrures fondées sur les wards.
Joseph Bramah, inventeur anglais, présente la serrure Bramah (vers 1784), qu’il annonce comme pratiquement inviolable. Il lance même un défi (avec une récompense) pour quiconque parviendra à la crocheter.
En parallèle, Jeremiah Chubb invente la serrure détectrice (detector lock), qui bloque le mécanisme si une tentative de crochetage avait été entreprise – obligeant ainsi à une procédure de remise à zéro via une clé spéciale.
Ces innovations ont déclenché une sorte de « course aux armements » entre fabricants de serrures et spécialistes de l’ouverture fine : plus la serrure devenait sophistiquée, plus il fallait affiner les méthodes de crochetage.
Le tournant du XIXᵉ siècle
Lors de l’Exposition universelle de Londres en 1851, Alfred Charles Hobbs (locksmith américain) réussit à crocheter la serrure Bramah en plusieurs heures, prouvant que même les serrures prétendument inviolables pouvaient être contournées.
Par la suite, l’invention et la diffusion des serrures à goupilles (notamment celles de Linus Yale, père et fils) imposèrent des modèles standardisés, plus complexes à crocheter mais aussi mieux documentés.
Cette phase a renforcé l’importance de la tolérance mécanique et de la précision dans la fabrication des serrures — c’est précisément sur ces microtolérances que repose une grande part du potentiel de crochetage.
Crochetage, espionnage et usages clandestins
Le crochetage dans les services de renseignement
Les techniques de crochetage ont souvent été employées dans le cadre d’activités clandestines et de renseignement, notamment au XXᵉ siècle, pour accéder à des lieux sécurisés sans laisser de trace.
Dans l’imaginaire populaire (et parfois réel), les services secrets formaient leurs agents à l’ouverture fine, à la mise sur écoute, au crochetage de coffres ou de portes sécurisées — parfois en s’appuyant sur des serruriers ou ingénieurs spécialisés.
Toutefois, les sources systématiques sur les techniques utilisées sont rares, en partie parce que ces pratiques relèvent souvent du secret d’État ou de la confidentialité opérationnelle.
Quelques anecdotes notables
Louis XVI (roi de France) était réputé pour s’intéresser personnellement aux mécanismes de serrures et aux manipulations techniques.
Le célèbre physicien Richard Feynman, pendant son travail sur le projet Manhattan (pendant la Seconde Guerre mondiale), s’amusait à crocheter des coffres ou portes pour démontrer les faiblesses de systèmes de sécurité.
Dans l’histoire de la criminalité, de nombreux cambriolages sophistiqués ont utilisé des techniques de crochetage, impression ou duplication de clés, en évitant la force brute pour réduire les traces. Ces cas sont souvent rapportés dans les archives judiciaires ou policières.
Impacts et contre-mesures
Les services de sécurité et les fabricants de serrures ont constamment développé des contre-mesures anti-crochetage : goupilles de forme spéciale (mushroom, spool, etc.), inserts latéraux, barrières internes, clés à profil restreint, serrures électroniques hybrides etc.
L’adoption de matériaux plus durs, de traitements de surface, et de résistance mécanique accrue (plus de frottement, tolérances serrées) est aussi une réponse aux tentatives de crochetage.
À mesure que les systèmes de sécurité électroniques, les serrures biométriques ou connectées se sont popularisés, le crochetage mécanique classique est devenu un volet parmi d’autres dans un panorama de la sécurité physique + numérique.
La naissance du locksport : crochetage comme passion
Le virage vers la pratique récréative
À la fin du XXᵉ siècle et au début du XXIᵉ, des passionnés, souvent issus du milieu de la sécurité ou de l’informatique, ont commencé à pratiquer le crochetage comme un loisir intellectuel et technique.
Le terme locksport (contraction de “lock + sport”) a émergé pour clarifier la différence entre l’usage légal, éthique, récréatif du crochetage et l’usage malveillant.
Le MIT, dans la communauté de ses “roof and tunnel hackers”, a produit dès 1991 un guide de crochetage largement diffusé (MIT Guide to Lock Picking).
Organisations, compétitions, communautés
Le groupe SSDeV (Sportsfreunde der Sperrtechnik – Allemagne) est considéré comme l’un des premiers groupes organisés autour du crochetage comme hobby (fondé en 1997).
L’association TOOOL (The Open Organisation of Lockpickers) est une organisation mondiale très active, avec des chapitres aux Pays-Bas, aux États-Unis, etc. Elle organise des ateliers, des compétitions et promeut l’éducation à la sécurité.
Les compétitions de lock picking mettent les participants au défi d’ouvrir des serrures standardisées, souvent les yeux bandés ou avec un temps limité. Des formats comme le “Locksport Wizard” ou le “Continuous Competition” existent.
Depuis les années 2000, le crochetage compétitif est invité à des conférences de hackers ou de sécurité (par exemple DEF CON, HOPE).
Le crochetage aujourd’hui et ses perspectives
Le rôle du crochetage dans la sécurité moderne
Même à l’ère des serrures électroniques, biométriques ou connectées, les serrures mécaniques restent omniprésentes — dans les portes résidentielles, les cadenas, les coffres, etc. Le crochetage conserve donc une pertinence pratique.
Les professionnels de la sécurité et les fabricants surveillent les avancées du locksport pour identifier des failles et renforcer la robustesse des serrures.
Le crochetage contribue au domaine plus large de la sécurité physique (physical security), qui complète la sécurité numérique dans des systèmes de protection globalisés.
Évolutions techniques et défis à venir
L’intégration de la sécurité électronique, des systèmes de détection (sensors) ou de verrouillage numérique change le paradigme : il ne suffit plus d’ouvrir une serrure, il faut parfois contourner des circuits, des capteurs ou des modules intelligents.
Des recherches se penchent sur des attaques hybrides ou par canal auxiliaire : par exemple, un travail récent montre qu’un bracelet connecté (smartwatch) peut capter des mouvements de poignet lors de la rotation d’un mécanisme de combinaison, et en déduire les positions (attaque par canal latéral).
Le crochetage se fonde de plus en plus sur la micro-ingénierie, la rétro-ingénierie mécanique, le scanning 3D, le design assisté par ordinateur, etc.
Culture, diffusion et reconnaissance
Le crochetage est désormais mieux perçu : des ateliers de sensibilisation sont organisés dans des hackerspaces, des écoles d’ingénieurs, des clubs de sécurité.
Le public peut assister à des démonstrations lors de conférences ou salons de sécurité.
En France, par exemple, l’Association des Crocheteurs de France organise des rencontres entre passionnés.
Conclusion
Le crochetage, souvent cantonné dans l’imaginaire à un outil d’espionnage ou de cambriolage, révèle une trajectoire historique fascinante : de l’antiquité à l’ère moderne, il s’est transformé d’un art furtif en une discipline passionnée et structurée.
Dans ses origines, il est né de la nécessité de contourner les mécanismes de verrouillage — qu’ils soient rudimentaires ou sophistiqués. À l’époque moderne, le crochetage a entretenu une relation dialectique avec l’évolution des serrures, chaque avancée mécanique suscitant une réponse technique. Puis, au XXIᵉ siècle, il est devenu un loisir raisonné, encadré par la communauté du locksport, avec ses compétitions, ses codes éthiques, et son apport à la sécurité.